C’est curieux parfois un restaurant. Sa réputation l’entraîne dans d’autres eaux que les siennes. On lui prête mille vies. On le chausse de velléités, on le badigeonne de Mercurochrome. La fiction est souvent plus alléchante que la réalité, le mensonge que la vérité. On disait L’Ambroisie larguant les amarres, prenant la poudre d’escampette. Mathieu, fils du fondateur Bernard Pacaud, aurait tout bousculé, pris la grosse tête. Bouh, quelle misère que cela. À la limite, la messe était dite, comme souvent ailleurs. Dotés d’une lampe torche, nous sommes allés voir si les chars soviétiques étaient bien devant la place des Vosges, les bourgeois pendus et le rock’n’roll en fond sonore. Stupeur et déception: rien de tout cela. S’il y avait des tanks, c’était au poignet de ces messieurs, les prospères n’étaient pas au plafond mais bien assis et la bande-son restait sans doute l’une des plus inimitables: à savoir le murmure des conversations, quelques éclats de rire, le tintement des couverts, le clapotis paisible des portes de la cuisine.
L’assiette, grosse surprise également, demeure dans cette note si troublante: une sorte de classicisme éclairé (royale de potimarron aux écrevisses, velouté de châtaignes en cappuccino), une rumba lente et crémée (dos de sole braisé au vin jaune à la truffe blanche, crespelle de macaroni), un tempo soigné dans des camaïeux de saveurs: feuillantine de langoustines aux graines de sésame sauce curry. Il y a sans doute un imperceptible mouvement vers plus de modernité mais, sincèrement, nous avons eu un mal de chien à la localiser: sans doute dans la présentation de la sole plus fractionnée, le séquençage des produits. On imagine, la douce lutte entre le fils (Mathieu) et le père (Bernard): l’un dans sa fougue et son allant, le second dans son approche la plus taiseuse (religieuse) de la cuisine française, qu’il tient d’un autre mutique génial, Claude Peyrot du Vivarois, qui a essaimé ici et là quelques disciples aussi éclairés, poncés par le scrupule, comme Jean-Marc Boyer, à Lastours, au Puits du Trésor.
L’atmosphère tient aussi du bonheur d’être parmi les privilégiés. Le décor brossé par François-Joseph Graf résiste au temps, il est même en train de traverser le siècle suivant. Service sur feutrine, avançant puis reculant comme dans un ballet muet, effleuré. On ressort subjugué, délesté de quelques centaines d’euros (l’addition est assez corsée: comptez 350 euros par personne), mais on tient son os. Et aussi comme une fierté sans raison: on a dîné à L’Ambroisie. Et c’était très bon.
L’Ambroisie, 9, place des Vosges, 75004 Paris. tel.: 01 42 78 51 45. Photos FS. Fermé dimanche et lundi.